Par Marjolaine Poupart
"Jessica Pliez est une orfèvre : quand elle touche à quelque chose elle va jusqu’à l’os, jusqu’à la pureté du diamant pour nous en montrer la structure première. Son travail évacue tout le superflu, et ce qui reste nous laisse pantois : « ha oui ! Voilà une mouche, et ça c’est un château d’eau ! ». Elle a ciselé notre perception visuelle, sans tapage et sans frivolité, simplement avec ses outils qu’elle sait nous montrer bien sagement alignés, à plat sur une table : voilà avec quoi je travaille, semble-t-elle nous dire, c’est simple et tranquille, laissez-vous porter, vous ne risquez rien…
Alors on part avec elle, dans le train par exemple, et là tout s’arrête parce qu’un train se déplace : double plan de la vitre et du paysage, triple plan avec l’arrondi noir du cadre qui nous emmène dans le tunnel de la mémoire, pluie, écriture, reflet, le calme du dedans et la tourmente du dehors, chaque photo est un profond coup de griffe à l’âme qui nous fait regarder le monde avec toutes ses déchirures. Mais ces images ont aussi la légèreté d’une dentelle qui s’envole au vent de la vitesse du train : elles ne sont jamais insistantes, elles peuvent se défaire vite sur la rétine et laisser un trace de douce nostalgie : violence ou douceur, l’artiste nous rend à notre liberté de choix, bien loin du prêt-à-penser qui dirige la vie quotidienne dans notre société.
Rien de tel -croit-on- avec les métamorphoses alimentaires, les choses sont dites avec crudité dans ce travail sur le temps qui passe : l’artiste nous présente la défaite des organismes en fin de vie dans toute leur apparente simplicité. Bien des vidéastes se sont essayés à ce thème ; la particularité de Jessica est la distance qu’elle sait prendre avec son sujet : parfois elle reste très loin et détachée jusqu’à l’humour dans ses titres, ses pinces à linges et ses bassines. Et d’autres fois elle s’approche de si près que le pourrissement devient jubilation, couleurs chatoyantes et formes scintillantes de ce qui reste vivant malgré tout. Et nous voilà partis dans une rêverie entremêlée de vie et de mort ! Alors, sourire ou métaphysique, encore à nous de choisir, pour notre plus grand plaisir !
Après le temps, voici la dimension géographique du travail de Jessica P. Dans Iphonography l’inquiétude se loge dans les paysages de feu, et encore le feu qui consume les « plastiques de guerre » dans un autre jeu d’échelle. Oui, nous jouons avec l’artiste entre éloignement et rapprochement, entre grandeur et petitesse, entre barbarie et sérénité. Finalement les soldats ne sont que des jouets et le rouge du ciel de la ville n’existe pas, mais peut-être que si…
Avec les rayogrammes le décalage est tout de suite perceptible : ces visages nous interrogent sur ce que l’on croit reconnaître sans vraiment le reconnaître. Le travail de recherche de Jessica Pliez se situe dans les détails, les indices, les signes. Mais là, ces petites choses qu’on oublie de regarder se déploient dans une autre dimension, dans ces grandes œuvres et leur traitement technique, elles nous pistent, nous inquiètent ou font de nous les complices de ces regards nous regardant et qu’on regarde, et l’on se perd dans cette dualité des genres, des identités et de ce que nous sommes…
J’ai parlé de scintillement de diamant et de légèreté de dentelle pour qualifier son travail, mais ce qui se joue ici est bien plus complexe, l’évidence n’est jamais au rendez-vous chez Jessica Pliez, elle nous emmène dans les méandres d’une cervelle de veau, ou plutôt dans la nôtre, et l’air de rien elle nous invite dans ses tempêtes d’émotions, elle déplace notre regard et notre esprit du côté de l’incertitude et du doute, là où les rêves peuvent naître et la pensée s’élaborer. Chaque photo de cette artiste est un tapis volant qui nous entraîne dans un voyage des sens. Alors, que la fête des yeux commence…"
Marjolaine Poupart
2014
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